Certains musées se demandent s’il ne faudrait pas boycotter Gauguin
Paul Gauguin, peintre de génie mais artiste pédophile... Voilà en résumé ce que les musées pourraient systématiquement écrire demain sous les toiles du maître pour prévenir les visiteurs et éviter toute critique. Le peintre français, mort il y a plus de 115 ans, est au centre d'une nouvelle polémique. À tel point que le New York Times se demande « s'il faut encore exposer Gauguin ». À Londres, la National Gallery lui consacre une exposition de portraits accompagnée d'une mise en garde à destination du public : « L'artiste a eu de façon répétée des relations sexuelles avec de très jeunes filles, épousant deux d'entre elles et engendrant des enfants. Gauguin a de façon indubitable profité de sa position d'Occidental privilégié pour s'accorder une grande liberté sexuelle. »
Le message fait référence aux douze dernières années de la vie du peintre, à la fin du XIXe siècle, quand ce dernier part pour Tahiti puis les Marquises pour fuir la civilisation occidentale et retrouver une nouvelle inspiration. Paul Gauguin s'installe alors parmi la population locale et se met en ménage avec plusieurs vahinés, une de 13 ans puis une autre âgée de 14 ans, alors qu'il en a lui-même plus de 40. Il peindra là-bas ses toiles les plus connues, vivant d'expédients parmi les locaux, rongé par la misère, l'alcoolisme et la syphilis, qui finira par l'emporter en 1903…
« Pour les musées internationaux, Gauguin assure toujours un succès au box-office, assure le New York Times. Pourtant, à une époque où le public est de plus en plus sensible aux questions de genre, de race et de colonialisme, les musées doivent réévaluer son héritage », estime le quotidien américain. Un avis partagé par Christopher Riopelle, le cocommissaire de l'exposition de la National Gallery : « Il ne suffit plus de dire : Bah, c'était l'époque qui voulait ça, explique-t-il au Times. Aujourd'hui, tout doit être reconsidéré dans un contexte beaucoup plus nuancé… »
Faut-il brûler Gauguin en raison d'une vie dissolue et condamnable ? Cela revient à poser l'éternelle question autour de l'œuvre de l'auteur et sa vie privée : peut-on dissocier l'une de l'autre ? Un débat que connaît la France aujourd'hui avec le cinéaste Roman Polanski, dont le dernier film, J'accuse, fait l'objet d'appels au boycott. Concernant Gauguin, un professionnel de l'art tente une approche plus mesurée : « Je peux totalement abhorrer ou détester la personne, mais l'œuvre reste l'œuvre », explique au Times Vicente Todolí, qui fut directeur du Tate Modern et mit en scène une grande exposition sur le peintre en 2010. « Une fois qu'un artiste crée quelque chose, cela n'appartient plus à l'artiste, mais au monde. »
Il y a 2 ans, Gauguin avait déjà créé la polémique, preuve que son nom suscite désormais un malaise… À l'occasion de la sortie d'un biopic sur sa vie, Gauguin - Voyage de Tahiti, où l'artiste était joué par Vincent Cassel, certains avaient regretté que des aspects de la vie privée du peintre soient occultés, notamment l'âge de ses compagnes ou partenaires d'un soir. Volontairement provocateur, le journal Jeune Afrique avait publié un article pamphlétaire intitulé « La pédophilie est moins grave sous les tropiques », dénonçant le silence du cinéaste sur cette question et sur les abus de l'homme blanc, quel qu'il soit, sur les populations locales… « Qu'on tente une minute d'imaginer un film célébrant la romance d'un quadragénaire atteint d'une maladie sexuelle avec une petite fille de 13 ans en Bretagne », dénonçait cette tribune.
L'historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu, auteure d'une Histoire de la pédophilie du XIX au XXIe siècle (Fayard), explique qu'il faut se méfier de notre regard actuel sur des faits remontant à plus de 100 ans en arrière. « Si on commence à relire tous les comportements des individus d'hier avec les valeurs qui sont les nôtres aujourd'hui, on a une lecture anachronique du passé, explique-t-elle au Point. En cette fin du XIXe siècle, la loi punit tout attentat à la pudeur sans violence en dessous de 13 ans, âge limite qui sera porté à 15 ans en 1945. Ce qui veut dire qu'une fille de 13 ans n'est plus considérée à l'époque comme une enfant et que Gauguin n'est pas condamnable en soi. Même si on peut lui reprocher la moralité de son comportement, d'être partie prenante d'un érotisme colonial et d'avoir profité de son statut de Blanc... Mais le traiter de pédophile, une notion qui n'est pas utilisée à l'époque et qui définit un profil psychiatrique type, est complètement absurde. » Aux conservateurs des musées de faire leur travail jusqu'au bout…
signé Marc Fourny